Photo: Bastien Nivet (aube sur un étang en Brenne, ou « Brumeux comme un article mal écrit sur l’UE »)
Nous évoquons rarement nos projets de tribunes ou d’articles inaboutis, jamais terminés et donc jamais publiés. Et pour cause : fausse bonne idée, projet irréalisable, démarche se révélant au final biaisée ou inopérante, résultat médiocre, limites personnelles, manque de temps, sont souvent la cause du non-achèvement de ces projets de textes qui ne sortiront jamais, et heureusement, de l’anonymat bienveillant d’un ordinateur personnel. Mais puisque l’on enseigne à nos étudiants qu’il faut apprendre de ses échecs, il serait bon que nous soyons aussi capables de construire une archéologie et une compréhension de nos textes inachevés, inaboutis, rejetés, non publiés.
Je me lance, en prenant le cas bien réel et tout récent de mon incapacité à faire aboutir une tribune sur les enjeux européens dans la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle française de 2017. Un comble pour un enseignant-chercheur suivant les enjeux européens depuis de longues années, et désireux de contribuer à leur mise en débat dans son pays ? Certainement. Mais aussi le résultat d’injonctions contradictoires sur le rôle de l’analyse académique dans le débat public en période électorale. Entre ambitions inatteignables, principes contradictoires et limites personnelles, voici pourquoi et comment j’ai manqué l’immanquable, en ne parvenant à jouer un rôle de « spécialiste » ou « d’expert » sur les enjeux européens dans une campagne électorale qui en offrait pour une fois une opportunité inédite.
En me mettant à la rédaction d’un article sur les enjeux européens dans cette campagne présidentielle, je m’étais fixé comme principaux impératifs : un devoir d’exhaustivité et de clarté d’une part, et une ambition d’objectivité et d’honnêteté intellectuelle et académique d’autre part. Ces lignes directrices, mélanges de leçons tirées d’expériences passées et de règles déontologiques autoproduites sur le rôle du monde académique dans le débat public, se sont vite avérées contradictoires et inatteignables dans leur globalité.
Exhaustivité et clarté : mission impossible ?
J’en étais convaincu, un bon article se devait de traiter des enjeux européens dans la campagne électorale de façon exhaustive et claire. Cette exhaustivité concernait d’abord les programmes en présence : à partir de quand et sur quel critère un(e) candidat(e) est-il un(e) petit(e) candidat(e) ? Cette notion de petit(e) candidat(e) n’est-elle pas finalement auto-réalisatrice ? Faute de réponse à ces questions, mon article se devait de ne pas opérer de discrimination à priori, et d’étudier les programmes des onze candidat(e)s en présence. Il me fallait de plus étudier ces programmes dans leur ensemble. Car pour comprendre le rapport à l’Union européenne proposé par les candidat(e)s, il ne suffit pas de se contenter de lire les quelques lignes ouvertement consacrées à « L’Europe » dans les programmes. Européanisation des politiques publiques nationales et forte interdépendance entre pays européens rendent impossible d’évoquer sérieusement des projets en matière de politique agricole, de lutte contre le terrorisme, de relance de l’économie et de l’emploi et même de défense, sans que ces propositions n’aient de pré-requis ou de conséquences, avouées ou non par les prétendants à l’Élysée, sur l’engagement européen de la France.
La lecture attentive et critique de tous les programmes dans leur globalité était donc indispensable. Oui, cet exercice est le moindre des devoirs de tout citoyen qui se respecte, mais que celles et ceux qui l’ont fait à chaque élection me jettent la première pierre. Parmi les faits marquants que j’en retirais pour mon article : le fait que l’Europe figurait dans tous les programmes, attestant de l’imbrication très importante entre choix politiques et économiques nationaux et intégration de la France dans l’UE ; le fait que les électeurs français avaient la chance de disposer d’une palette particulièrement étendue de diagnostics et de propositions sur l’UE, allant du retrait pur et simple à des démarches (modérément) fédéralistes, en passant par de nombreuses nuances de rapprochements et distanciations, dont certaines que je n’ai toujours pas comprises. Cette incompréhension explique peut-être en partie la grande difficulté que j’ai éprouvée à rédiger une synthèse claire et pédagogique à partir des éléments récoltés dans les programmes des candidat(e)s. Mon ébauche de tribune formait un catalogue descriptif, ennuyeux et sans hiérarchie claire de propositions hétéroclites et plus ou moins crédibles. Mon projet d’article était pris au piège de mon désir d’exhaustivité. Et seul un fil conducteur stimulant, une problématisation lumineuse servant de colonne vertébrale pouvant lui donner un sens et un souffle pouvait le sauver.
Mais cela s’avéra aussi difficile.
Réflexion de citoyen et contribution académique : comment ne pas mélanger les genres ?
Je voulais que mon article apporte une plus-value académique dans le débat public, et ne soit pas un éditorial. Je ne crois pas en une neutralité absolue de l’analyste ou du chercheur sur des enjeux aussi politiques que l’appartenance à l’Union européenne, ses avantages et contraintes. Nous portons tous en nous, consciemment ou non, un bagage culturel, familial, idéologique, scientifique, qui influence de façon plus ou moins directe notre réflexion, nos méthodologies, nos grilles d’analyse. Si bien que toute analyse, même celle qui se veut la plus scientifique et objective possible, est toujours porteuse d’une part plus ou moins grande de subjectivité, notamment dans le domaine de sciences humaines et sociales. Mais au moins voulais-je que mon article ne soit pas de mauvaise foi, c’est-à-dire qu’il n’omette ou ne distorde pas volontairement des faits et réalités sous prétexte qu’ils ne s’intègreraient pas dans une vision préconçue. J’ambitionnais donc d’analyser et expliquer la signification et les implications possibles des propositions européennes de chacun(e), en m’abstrayant des prismes préconçus mais aussi en évitant d’énoncer une simple prise de position personnelle produite et déguisée sous la caution scientifique de mon statut d’enseignant-chercheur.
Mais cela aussi, s’est vite avérée être une gageure. Jamais, en tant qu’électeur et citoyen, je ne m’étais confronté à autant de questionnements et d’hésitations qu’en ce premier tour d’élection présidentielle 2017. Le positionnement européen pouvait me pousser vers un candidat, les enjeux sociaux et sociétaux vers un autre, les défis économiques vers un autre encore, la peur de tel(le) candidat(e) me pousser à jouer le citoyen stratège votant par défaut pour un autre encore, etc. Dans ce maelstrom démocratique personnel, les enjeux européens sont devenus l’un des critères essentiels influençant mon choix et mes réflexions d’électeur motivé mais perplexe. Mon objet professionnel et mes responsabilités de citoyen ont coagulé, de telle sorte qu’il m’est devenu impossible de rédiger un article constituant une contribution académique objective au débat public sans que n’y apparaisse, au moins partiellement, la subjectivité de mes réflexions et atermoiements de citoyen. Ayant déjà du mal, pour cette raison, à donner une analyse objective sur les enjeux européens de cette campagne à mes proches et collègues, je me voyais mal en imposer une à un lectorat plus élargi.
Et c’est ainsi qu’à vouloir être à la fois utile, exhaustif et objectif, en essayant de ne pas confondre réflexions de citoyen et contribution académique au débat public, je n’ai pas réussi à rédiger d’article satisfaisant sur les enjeux européens de cette campagne présidentielle. Cette ébauche, très indigeste, reste heureusement blottie au cœur de mon ordinateur.
Tout comme aurait peut-être mérité de rester, aussi, ce billet de blog introspectif…