Photo: Bastien Nivet (« Mon point de vue d’expert sur l’effet papillon »).
Complexité et volatilité de notre environnement (international, économique, politique), perte de confiance dans certains médias dits traditionnels, développement de nouveaux modes d’information et de communication via les réseaux sociaux se conjuguent pour modifier radicalement la façon dont l’information et la connaissance sont transmises, perçues et interprétées. Dans ce contexte, et plus encore en période pré-électorale, chacun d’entre nous a besoin de disposer des éléments d’information et de mise en débat lui permettant de développer sa compréhension des temps présents.
Ces exigences renouvèlent la problématique du « recours à l’expert », cette quête a priori légitime par de nombreux médias, de pouvoir s’appuyer sur des spécialistes dont la connaissance et/ou l’expérience peuvent apporter des éclairages et éléments de compréhension utiles. Mais le recours à l’expert connait ses défauts et déviances, risquant de produire l’effet inverse de celui recherché : décrédibilisation de l’information et de l’expertise académique et/ou professionnelle, ruptures entre citoyens et grands médias.
Qui est « expert » ? Quel est le rôle de « l’expert » dans la vie démocratique d’aujourd’hui, bouleversée par de nouveaux modes de communications ? De quelle nature sont ou peuvent être les relations entre médias et « experts » ?
Je me pose souvent ces questions en tant que citoyen auquel beaucoup de phénomènes actuels échappent, mais aussi en tant que personne parfois sollicitée pour intervenir dans les médias. Bien que peu médiatique, je refuse régulièrement des sollicitations pour des interventions dans les médias, principalement sous forme de demandes d’interviews par téléphone, plus rarement sous forme d’invitations sur un plateau de télévision. J’en accepte aussi parfois de bon cœur, principalement pour participer à des émissions de radio avec du temps de parole et pour des rédactions que j’apprécie par ailleurs ou auxquelles je fais confiance. Ces acceptations et refus sont déterminés par des critères professionnels et familiaux plus ou moins personnels, mais aussi par ma vision du phénomène de « recours à l’expert » en démocratie, élaborée à force de bonnes et mauvaises expériences, d’erreurs personnelles aussi.
Chacun a ses propres contraintes, talents oratoires, convictions et ambitions déterminant sa propension à accepter ou refuser ces sollicitations. Voici au gré de sollicitations-types, les critères qui me font accepter ou refuser de contribuer au débat public sous forme d’interventions dans les médias.
Disponible pour un direct ce soir à Issy-les-Moulineaux ?
L’expert est censé être très disponible, si possible célibataire et sans enfants, ou alors prêt à tout sacrifier à l’improviste pour une intervention médiatique.
Il est 17h, le téléphone portable sonne, un numéro inconnu :
– « Bonjour Monsieur, nous souhaiterions vous solliciter pour une émission en direct ce soir sur le Brexit. L’enregistrement se fera de 20h à 22h dans nos locaux d’Issy-les-Moulineaux… ».
– Oui, bien sûr, avec plaisir ! Je vais trouver à la dernière minute et payer un(e) baby-sitter pour aller chercher mes enfants à l’école, envoyer un sms à ma femme pour lui dire que je la laisse avec les enfants ce soir, et dire à mes étudiants demain que je n’ai pas corrigé leurs travaux, mais qu’ils peuvent me voir en replay sur internet : un prof vu à la télé, c’est quand-même la classe… ».
Et bien en fait non…
Peut-être trop casanier et trop peu flexible face aux changements d’emploi du temps de dernière minute, je ne me pense pas suffisamment indispensable au débat public pour sacrifier à l’improviste le temps familial ou celui de mes étudiants et collègues pour un plateau de télévision. Alors non, je ne suis pas un expert. Ou alors un expert à temps très partiel, trop impliqué par ailleurs dans la vie de son établissement, auprès de ses étudiants, et de sa famille pour en faire une activité à temps plein ou être aussi réactif et disponible que l’actualité l’exige parfois.
Pouvez-vous nous commenter le discours de Jean-Claude Juncker de demain?
Réactif, l’expert doit aussi être capable de suivre en permanence l’actualité, de construire très rapidement une analyse, voire même d’analyser des faits dont il n’a pas encore connaissance :
– « Bonjour Monsieur, pouvez-vous commenter pour nous le plan d’investissement que la Commission européenne vient d’annoncer il y a une quinzaine de minutes?
– « Oui, tout à fait, je vais vous en faire une analyse particulièrement circonstanciée, bien entendu replacée dans son contexte, avec juste ce qu’il faut de recul critique. Le tout sans avoir aucune idée de son contenu puisque vous m’apprenez cette annonce… »
Et bien en fait non…
J’ai donné trois heures de cours ce matin, passé deux heures en réunion en début d’après-midi, vous m’apprenez cette annonce, je n’ai pas encore étudié dans le détail ce plan d’investissement, et je n’ai donc malheureusement rien de pertinent à dire dessus. La vie d’enseignant-chercheur est faite de variations de tâches et de rythmes, qui en font une des richesses, mais nous privent parfois du temps de suivi de l’actualité, ou de lecture de tel rapport ou livre blanc venant de paraitre. Il est même parfois attendu que l’expert commente une future annonce, le discours du lendemain, la sortie du rapport que personne n’a encore lu puisqu’il est sous embargo jusqu’au lendemain.
Alors non, je ne suis pas un expert. Ou alors un expert tendance escargot. De ceux qui ont besoin de temps pour s’informer, réagir, structurer une analyse digne de ce nom. De peur de dire des platitudes et contre-vérités peut-être, par souci aussi de ne pas porter atteinte au débat public que le recours à l’expert est justement censé approfondir.
Mais vous avez bien un point de vue ?
L’expert est surtout censé avoir un avis, et un avis sur tout.
– « Mais vous avez bien un commentaire à faire ? Vous avez bien un avis ? ».
– « Oui, je vais avec plaisir donner à des milliers d’auditeurs mon opinion personnelle. Et je me permettrai aussi au passage de donner mon avis sur les dernières tendances dans la vinification des vins de Loire et sur la menace de disparition des pandas »…
Et bien en fait non…
Je ne pense pas que mon opinion personnelle ou mon avis constituent, en eux-mêmes, une expertise bénéfique au débat public. Si j’ai la prétention de pouvoir utilement contribuer à un exercice de mise en débat et de prise de recul de l’actualité, par des éclairages tirés de mes lectures, travaux et enseignements, je le fais avec plaisir et fierté, parfois un peu de stress et de maladresse aussi. Mais pour ce qui est de donner mon avis personnel, réseaux sociaux, site/blog personnel et café entre collègues sont plus appropriés. La différence est parfois subtile et difficile à trouver. Il est probable que j’échoue moi-même occasionnellement à y parvenir. Mais la question « est-ce que mon intervention éventuelle relèvera de la discussion de comptoir ou de l’expertise académique et/ou professionnelle? » fait partie des questions que je me pose, et qui déterminent mes acceptations ou refus d’interventions.
Si je suis un expert, c’est un expert tendance prudent, essayant de s’engager utilement dans le débat public, mais réservant ce qui relève du strict avis personnel à celles et ceux qui le sollicitent.
Mais vous travaillez bien sur l’Europe ?
L’expert, par définition, est censé savoir, connaitre. Beaucoup. Tout.
– « Bonjour Monsieur, nous souhaiterions vous interroger sur les conséquences du Brexit pour les revenus des agriculteurs français et polonais ».
– Je ne pense pas être en mesure de vous apporter d’éclairages utiles à ce sujet.
– Mais vous travaillez bien sur l’Europe ? ».
Et bien oui mais l’Union européenne, ce sont vingt-huit États, une multitude de politiques communes, des rouages institutionnels complexes, des milliers d’actes juridiques. Je n’ai pas la prétention de maitriser la totalité des enjeux européens. Je préfère dire « je ne sais pas », ou « je n’ai pas assez de compétence sur ce sujet pour vous apporter quelque-chose d’utile ». Quitte à suggérer le nom d’un(e) collègue plus compétent(e) que moi. Dans la quasi-totalité des cas, les journalistes apprécient particulièrement cette franchise : cette clarification des zones de compétence et d’incompétence permet d’établir une relation de confiance et est salutaire pour le débat public.
Alors si je suis un expert, c’est un expert du genre limité. De ceux qui savent beaucoup sur très peu, et presque rien sur tout le reste. L’un des plus beaux compliments à ce titre m’a récemment été fait – ainsi qu’aux autres collègues présents –, lors de l’enregistrement d’une émission de radio sur un sujet complexe (le Brexit) : « ce que l’on apprécie, c’est que vous savez dire je ne sais pas !».
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Parmi celles et ceux qui ont le privilège d’être invité(e)s à intervenir dans les médias, nous n’avons pas tous la même appétence pour l’exercice. Les enseignements que j’ai retenus, pour moi-même, de mes propres expériences et difficultés en matière de « recours à l’expert » ne sont pas transposables à tous. Je me garderais bien de donner des leçons à quiconque. Des collègues sont plus engagés que moi, plus à l’aise dans l’exercice oral là où je privilégie l’écrit, plus réactifs que moi aussi, ce qui les conduit à faire, souvent avec talent et utilité, des interventions régulières dans les médias.
Je retire néanmoins de ma propre expérience autant que du contexte géopolitique, politique et économique actuel un impératif accru d’objectivité intellectuelle, de pondération dans l’analyse, de clarté sur nos thèmes de compétence et d’incompétences, et de grande modestie face au niveau d’incertitude caractérisant les temps présents. Faute de quoi le recours à l’expert, au lieu de contribuer utilement à une dynamisation et un approfondissement du débat public, risque de contribuer à son délabrement.